


Ayant décidé, en ce morne dimanche, de divertir nos hôtes avec un peu de légèreté et en faisant une « pause » dans nos réflexions éminemment métaphysiques, j’ai retrouvé dans ma mémoire une histoire vraie entendue il y a dix ans déjà et qui, je crois, peut faire sourire, sinon amuser, et donner aussi, peut-être, une leçon car toute histoire possède sa morale, n’est-ce pas ?
Un gentil couple, heureux propriétaire d’un chien passait d’agréables vacances dans une villa sur une côte ensoleillée. Les us et coutumes des plages et l’instinct grégaire leur ayant fait faire la connaissance de voisins, tout aussi charmants, il prirent l’habitude de les fréquenter comme il est d’usage dans les stations balnéaires convenables : saluts tout d’abord, puis sourires, rapprochement de serviettes, voire de crèmes solaires, rien que de très correct rassurez vous (car l’histoire n’est pas dangereuse pour la morale publique et les enfants). Des enfants, justement, agrémentaient le couple de voisins, comme il est assez courant de l’observer : les couples aiment à faire des enfants pour les accompagner à la plage et flatter les oreilles des estivaliers. Mais cette touchante famille possédait aussi…. un lapin !
Ce Lapin résidait, si l’on peut dire, dans une jolie cage mais il avait le loisir de s’égayer hors du home pour batifoler dans le jardin qui était bien clos. Or, un jour que nos héros (les premiers cités), étaient « remontés » de la plage avec quelque avance sur leurs voisins, pour préparer un déjeuner bien mérité, ils assistèrent à un spectacle horrifiant. Le Chien, qu’ils avaient laissé à la maison, car depuis quelques années, les autorités publiques font aux chiens l’affront de leur refuser les bains de mer, le Chien, donc, les attendait fièrement devant leur porte, le Lapin dans la gueule, en guise d’offrande. Morte, la tête pendant lamentablement et les oreilles inertes, la pauvre bête, souillée par la terre et sanguinolante, était présentée par le Chien comme un trophée et les crocs du molosse, qui agitait la tête en signe de contentement dominateur, cisaillaient toujours un peu plus le cou de sa victime.
N’écoutant que leur bon cœur et leur âme sensible, les époux poussèrent à l’unisson le même cri : « Qu’est ce que les voisins vont dire ! » Leur Chien avait tué le Lapin fidèle, l’ami des enfants, la bête innocente et douce : le drame absolu avait fait irruption dans ces vacances de rêve qui tournaient ainsi au cauchemar. L’humiliation allait être totale ! C’est alors que l’épouse eut une idée (chose qui, paraît-il, advient assez souvent dans un couple) : qu’on la laisse faire et tout s’arrangerait, leur responsabilité serait dégagée, du moins dissimulée et le Chien, finalement une bonne bête, ne serait pas soupçonné. L’entreprise de sauvetage de l’honneur du Chien et de sa famille commença. On parvint à lui soustraire sa proie, moyennant quelques tranches de jambon d’Aoste, puis on entreprit de redonner au disparu figure humaine, ou plus exactement lapinesque. Un shampoing bien rincé redonna au cadavre la blancheur de son poil et le moelleux de sa fourrure. Le séchoir à cheveux rendit son « bouffant » au pelage, on rassembla autant que faire se peut les disjecta membra du corps dissocié en lui recollant le chef et l’on entreprit l’ultime opération salvatrice. Les voisins n’étant pas encore revenus de la plage, la voie était libre. L’époux et l’épouse, en procession (mais le Chien avait été laissé à la maison, sa présence n’étant pas jugée convenable en ces circonstances quelque peu funèbres) ramenèrent le Lapin quasi embaumé à son logis. On l’installa dans sa cage, comme les pharaons dans leur tombeau, lui faisant prendre une posture naturelle, la tête en équilibre, l’air absent mais qui pouvait sembler rêveur… L’épisode dramatique avait ainsi été effacé. A peu de choses près, on pourrait croire désormais à une mort naturelle et soudaine, provoquée par quelque spleen ; le Lapin aura succombé à une langueur ou à une malformation inconnue. Soulagés, les époux réintégrèrent leur villa et attendirent.
C’est alors que des cris affreux emplirent l’espace. Jamais, de mémoire arcachonienne, on n’avait entendu d’aussi horribles hurlements dont il était difficile de dire s’ils étaient dus à la surprise ou à la peur. La découverte de la mort d’un Lapin domestique, d’un Lapin nain, peut-être, suffisait-elle à expliquer ces débordements dignes des Atrides ? Assurément pas et voici le fin mot de l’histoire…
Le Lapin était mort la veille de sa belle mort et ses propriétaires, enfants y compris et discrètement, sans en avertir le voisinage (car on a sa pudeur dans le deuil) l’avaient religieusement enterré au fond du jardin afin que, comme dans Héredia « l’aurore pieuse y (fît) chaque matin, une libation de gouttes de rosée ». Mais alors, comment expliquer que le cadavre du Lapin soit sorti de son tombeau, ait quitté sa terre ultime, se soit dirigé, propre, élégant, sentant le parfum Marionnaud et la laque Elnett (car il le valait bien) jusque dans sa cage et s’y soit réinstallé dans la posture du Sphinx ? Dans l’absolue incapacité d’imaginer tout ce qui s’était passé entretemps, (car le Chien avait donc seulement déterré le cadavre et l’avait souillé et déchiqueté), la famille doublement endeuillée devait désormais faire face à un mystère plus grand encore que celui de la mort, celui de la résurrection du Lapin et de sa seconde mort, parfumée et fantasque.
Cette histoire, m’a-t-on dit, à fait le tour du monde grâce au bouche – à –oreilles mais une famille seulement ne l’a pas entendue ; pour elle, le mystère reste entier et l’énigme du Lapin fantôme hante encore ses nuits agitées .
(Jean-David)