1. «Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités» (Alain Badiou). Ça n’est encore pas dit. Ce qui est dit peut disparaître, se dissoudre dans l’aventure atomistique ou communautaire des corps et des langages (à chacun sa tribu).
2. Pardon de ma neuve austérité. Sinon par savoir, du moins par désir de vérité. Autour de nous ne manquent pas, sans doute, corps et amis, communautés et collègues, camaraderies et tendresses, identités comme elles se peuvent, à nous satisfaire ou pas. «Quelque chose là qui ne va pas» (Samuel Beckett)? Je ne sais pas. À nous attirer au dehors? L’humeur n’est peut-être plus aux flâneries des Passages, corps solitaires d’une nuit qui déambulent sous le divers des fenêtres éclairées, à imaginer d’autres présences, d’autres vies, d’autres corps et d’autres langages? Je vais être sincère. Je ne veux plus «monter», voir si cette lumière, ces corps et ces langages pourraient me «convenir» (une fête, un parti, une revue, un clan). Je rejette, pardon de ma neuve austérité, toute forme de «nostalgie», toute forme d’«espoir» et toute forme de «volonté». Je ne sais pas ce qui nous a «réunis», si bien que je ne veux pas savoir ce qui pourrait nous «réunir» encore, aujourd’hui ou demain. Ce n’est pas une «œuvre», pour moi. Ni à déchiffrer, ni à dévoiler, encore moins à produire. La «communauté désœuvrée» est aussi une «communauté affrontée» (Jean-Luc Nancy).
3. Que toute «communauté» soit «virtuelle» se devine dans les violences que nous subissons et que nous endurons, comme dans celles que nous produisons et reproduisons sans cesse, également. Voix de douce violence de celle ou de celui qui dirait le mythe (le muthos), à «nous» (re)faire «humanité». Je vois le déshumain tous les jours, autour de moi, à l’université, dans la rue, dans le bus, dans le métro, dans les cafés, dans les journaux, partout. Le déshumain qui consiste à défaire l’humain, à le refaire pour soi, en «communauté». Je rejette cette «communauté»-là, qui ne produit une ressemblance que de rejeter un déchet (l’inimaginable du «dissemblable»). En ce sens, je ne «ressemble» à personne, je n’appartiens à aucune sorte de «communauté».
4. «L’expérience du déshumain se joue là, au moment où est perdue toute ressemblance, où est perdue au travers de toute ressemblance toute possibilité d’un semblable» (Pierre Fédida). En ce sens, ma voie est bien trop austère. On me dira que la ressemblance, l’Image et le muthos sont «nécessaires» à l’humaine «ressemblance» en quoi subsiste toute «possibilité d’un semblable». À moins de diviser la ressemblance, l’Image et le muthos? Ce que je crois. Par «diviser» la ressemblance, l’Image et le muthos, j’aimerais tenter de dire une ressemblance, une Image et un muthos qui ne produiraient pas le déchet du dissemblable, ou qui feraient l’économie du Sacrifice? Certains n’y croient pas.
5. La «communauté» diviserait-elle la ressemblance humaine pour produire une ressemblance, de horde ou de tribu? En ce sens, toute «communauté» est fabuleuse, fabulée de chants la consacrant, la séparant en divisant la ressemblance humaine, et produisant un déchet, du profane. «La profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient» (Giorgio Agamben). Je crois à cette tâche, de tout mon cœur. Profaner toute forme de «communauté». Profaner l’université (salut à Jacques Derrida). Profaner la littérature (salut à Witold Gombrowicz). Profaner la structure et lalangue (salut à Jacques Lacan). Profaner le christianisme (salut à Jean-Luc Nancy).
6. «Il reste alors à parler, à faire résonner la voix dans les couloirs pour suppléer à l’éclat de la présence. Le phonème, l’akoumène est le phénomène du labyrinthe. Tel est le cas de la phonè. S’élevant vers le soleil de la présence, elle est la voie d’Icare» (Jacques Derrida).
7. Pourquoi Jacob, le père du narrateur des Boutiques de cannelle de Bruno Schulz, s’avère-t-il fabuleux, mythique, extraordinairement humain ou humain d’une manière fantastique? Parce que l’humanité glorieuse du père est profanée, mise à nu dans son échec. Ce n’est plus le mythe qui est glorieux, c’est Jacob, le père à moitié fou. C’est aussi Bruno Schulz, le fils qui écrit. Voici donc que le mythe se divise, sans diviser la ressemblance humaine: un «monde» qui disparaît (était-il préférable), un père qui échoue d’une manière glorieuse, et un fils qui écrit (et va mourir, assassiné par un nazi). Jamais nous ne pourrons «ressembler» à ce père, encore moins à ce «monde» disparu. Jamais non plus nous ne pourrons «ressembler» à Bruno Schulz, qui ne ressemble à rien. Nous devinons seulement une autre «ressemblance», peut-être. Quand la «littérature» ne se referme pas sur ce nouveau mensonge «communautaire», esthétique et/ou «scientifique».
8. Cette neuve ressemblance qu’il y a, ancienne et austère, à ne pas céder sur le désir de vérité. En ce sens, je suis l’être le moins «rêveur» que je connaisse, hélas. À moins de prendre le rêve comme cette insoumission dont parlait Michael Löwy, dans son très beau livre sur Franz Kafka (Stock, 2004). Je n’ai pas rêvé, lorsque j’ai assisté à cet Accident de Fabula. Je n’ai pas rêvé, lorsque j’ai vu se mettre à bourdonner certaines voix, certains corps et certains langages jusqu’alors invisibles, muets: «inexistants». L’événement fait lever l’inexistant d’un Monde (Alain Badiou). Cela se suit, ou ne se suit pas. Cela demande, pardon une dernière fois de ma neuve austérité, une certaine «discipline», une certaine «fidélité». Si du moins nous pensons qu’il y a là de quoi faire un corps de vérité, le Sujet infime d’un peu de vie. Une «communauté» que rien ne réunit, que rien ne rassemble, que rien ne produit, que rien ne fait ni ne fera durer, qu’un désir d’être un peu autrement que de corps et de langages bringuebalés, à ne partager qu’un «commun» qui divise la ressemblance humaine en rejetant le déchet du dissemblable, le surnuméraire de Soi-même? Je ne sais pas.
9. Les gens ont sans doute raison de penser que le Sacrifice n’est pas de ces réalités humaines que l’on peut surmonter, à bien plaire. Je surmonte le Sacrifice si je ne rejette pas le dissemblable qui ici, dans cette fenêtre, parmi ces «amis», ne me convient ou ne me conviendrait pas? Certains langages, certains tons, certains tics, certaines manières, certaines opinions, certains tours de voix, certains goûts, certaines raisons, certains sentiments, comme les miens? Où je suis, à cet instant, je ne craindrais pas de dire que la ressemblance ne me traverse que par le Sacrifice de mon Ego (certes mirobolant, vital, adorable et fleuri). Peu importe, ce que je dis. — Le plaisir d’être là, avec vous.
10. «Nous étions parvenus, après une longue recherche, à nous rapprocher des choses pour converser avec elles, et nous redoutions que notre conversation habituelle, la seule que nous étions capables de mener, ne remplace les noms fugaces des choses par d’autres que nous connaissons, mais qui sonnent faux à nos propres oreilles. Nous savions que les conversations qui se déroulent réellement ne traitent jamais des choses, mais se contentent d’entériner des remarques sur les choses; et qu’à travers les conversations, à travers l’acte de prononcer une parole, un nouveau thème se présente irrévocablement, qui ne se rapporte plus aux choses, mais à la compassion que l’on ressent spontanément pour celui qui vient de prononcer des paroles inertes. Car c’est lui qui a irrévocablement interprété les choses, et dès lors, toutes les phrases ne parlent plus que de lui: et sa culpabilité s’allège, dans la mesure où les autres s’efforcent alors de tout expliquer. Voilà de quoi s’occupent en permanence les conversations qui se déroulent réellement; les buts qu’elles poursuivent sont proches et faciles à atteindre, si bien que refuser, ne serait-ce qu’une seule fois, de résister, permet d’obtenir le silence. Mais même cette solution simple n’est pas réaliste, parce que toutes les phrases que tu prononces t’obligent… et parce que même le silence ne tarde pas à avoir besoin que tu lui donnes un autre nom. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’autre choix que de mener les conversations qui s’engagent effectivement; leur état informe exactement sur ton propre état, et il n’y a que toi qui puisses y changer quelque chose…» (Gert NEUMANN, Description d’un échec (1979), trad. de l’allemand par Lambert Barthélémy, Nouvelles Éditions Lignes, 2008, p. 41-42).
13 commentaires:
Comment ne pas souscrire au neuvième point de ton "plaidoyer", le sentiment du sacrifice qui passe par la "tolérance" de ce qui, chez les "autres", peut nous sembler si différent, si éloigné, si singulier, jusque dans le "ton", les "tics", les formules, la pensée ou l'écriture ? Mais n'est ce pas, justement, ce qui motive et donne un sens à notre rencontre que cette pluralité, avec tout ce qu'elle peut avoir, aussi, de déstabilisant, parfois d'agaçant ? Ne pouvons-nous vraiment dialoguer qu'avec notre semblable ? L'expérience des colloques qui réunissent tant de "semblables" et où l'on ne se dit rien puisque, comme chacun le sait, on y vient pour s'écouter parler soi-même un peu plus qu'à l'habitude, prouve bien que cette altérité, quelque sacrifice qu'elle demande, est essentielle à la vraie réflexion. N'est-ce pas, justement, ce que désigne Christophe, sans le citer, lorsqu'il se pose la question du comment et du pourquoi ? Ce qui nous a séduits, dans la rencontre improbable, outre son improbabilité même, c'est le choeur discordant qui, peut-être, seul, peut mener à un véritable accord de sens.
Oui!
(Je peux aussi être bref, n'est-ce pas?)
Sincèrement, oui.
Oui, Jean-David, je souscris tout à fait à l'idée de choeur discordant mais qui aurait envie d'écouter un peu plus que d'accoutumée la différence de langage, de mode d'expression, sans craindre la discorde.
(Christophe Camus)
Nous voilà d'accord sur le discord, sans même craindre la discorde!
Je vais finir par évoquer la communion, si ça continue comme ça!
Mon semblable et mon frère, endiablons l'Analogie!
Minuit approche, Igitur veut ma peau, je fuis!
lampadophore ?
Je sens que le communautarisme new age ou geek, chatouille la pensée de notre amis théologien. J'ai répondu rapidement à ton texte, mais cher Thierry, je ne désespère pas de trouver un peu de temps pour le discuter plus sérieusement.
Je suis sûrement un peu chatouilleux, mon cher Christophe, mais alors un chatouilleux du genre des chatouilleux rieurs, pour préciser !
Cela dit, je le précise aussi, non pas que ça puisse avoir une quelconque importance, mais parce que cet infime détail me semble extraordinairement intéressant et me paraît révéler un paquet de réalités sociales, d’usages et d’images, jusqu’à la signification théologico-politique ou métaphysico-virtuelle de Google.com, cela dit, donc, je précise un détail : je ne suis plus « théologien », l’institution dans laquelle je sévis est en pleine guerre civile, la chaire à laquelle je suis « rattaché » s’intitule « histoire des théologies chrétiennes » et nous travaillons dans la perspective de l’histoire et de l’anthropologie des religions !
Mais il est vrai que Google.com n’est pas le seul ectoplasme qui nous « trompe » !
Vrai que le communautarisme festif, cool et soft me chatouille, cela dit. Que dis-je, m’horrifie ! Nos infimes vérités sont souvent muettes, corporelles, « intimes ». Je dois avoir commencé ma Résistance quand j’étais enfant, en voyant les uns jouer au football et (etc.), les autres porter ce genre de vêtements et (etc.), et ceux qui ne jouent ni au football ni ne portent ce genre de vêtements se retrouver pour (etc.),…
Tu finiras tout seul, me disaient et me disent les hordes joyeuses !
Mais non !
Enfin, pas toujours.
Ploum ploum tralala.
(Sinon, pour donner tout de suite le mode d’emploi ou l’ouvre-boîte, façon Comment c’est de mon cher Samuel Beckett, je suis chatouilleux rieur, je grogne, je bouge les bras et j’agite mes mains (mon père est italien et mes mains et mon tempérament aussi), mais c’est toujours dans le désir de secouer la Relation, bref dans la folie de croire qu’on va finir par se serrer la pince avec une larme à l’œil d’humanité vraie, profonde, de celle qui nous oblige immédiatement à dire une connerie pour ne pas avoir l’air d’être dans le Royaume, faut pas charrier.)
À toi !
Tu finiras tout seul... peut-être, mais pénard, dans les livres d'histoire... des théologies chrétiennes...
Pan, pan!
Signé: Personne
Snif.
Pénard dans les livres d'histoire, ça me donnerait plutôt envie de pinard (avec ou sans Baudelaire).
Pan merci, les enfants et quelques amis, Pan-Pan, un petit lapin, les cahiers au feu et la maîtresse au milieu, cela dit les autres gens travaillent, Quelle vie!
(Polyphème est peut-être un peu con, mais il ne va pas se laisser avoir deux fois, quand même.)
Bilan:
nous disons donc, Héraclite, Valérii/Leone et Bambi.
Le marchand de sable (même pas vrai, il ne le vend pas, il le sème à tous vents)
Et n'a-qu'un noeil.
(Ceci pour la légèreté, j'allais dire l'innocence, mais ça n'existe pas, l'innocence, ou alors, à reculons).
La journée commence bien.
Je ne m'étais pas aperçu qu'une discussion nocturne avait lieu dans le "salon" de Thierry, anthropologue donc plutôt que théologue même si, de Ricoeur à Marin, je crois avoir rencontré des approches de cet ordre. Donc je regrette de ne pas avoir participer à cette discussion, trop occupé à "secouer" d'autres relations.
(Christophe Camus)
Quand la toile est secouée, ça me fait penser à Odile Redon. Une autre fois peut-être, quand on aura fini de me secouer ailleurs!
Bien à vous (c'est le principal, le reste n'est jamais que marchand de sable, poudre d'or ou de ces masques qui, c'est vrai, font terriblement envie).
Circé, sors de cet homme!
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