mardi 20 janvier 2009

Ploum ploum tralala

Je n'arrive pas encore à revenir. C'est très difficile, parfois, et parfois c'est encore plus difficile, au point qu'on se demande ce que peut bien vouloir dire 'parfois'. Mais ce qui est extraordinaire, je veux dire dans de telles circonstances (purement intérieures), c'est le sentiment d'être (encore) là. On peut dire que rien n'a changé. Le monde, les êtres chers, les circonstances, certes tout ne cesse de changer (de venir, de disparaître, etc.). Voyez, comment dire, il suffit d'avoir touché le fond de ce qui ne cesse de changer (de venir et de disparaître), ce fond qui n'existe pas (votre vie, peut-être), il suffit d'avoir touché ce fond une seule fois, et bing (ploum ploum tralala). C'est assez concret (mais difficile à dire). C'est de l'ordre de l'expérience (ce que Wittgenstein eût appelé, etc.). Voyez, Derrida n'aimait que la présence, Wittgenstein n'aimait que le silence, Platon n'aimait que le sensible, Heidegger eût mieux fait de n'aimer que l'étant, etc. La philosophie est impuissante, la raison est nulle. La religion est vaine (dans mon cas). La littérature, heureusement je ne sais pas (quand elle cesse d'être ce qu'elle est, et cela arrive sans cesse, ne cesse d'arriver). En ce moment Kertész me sauve la vie (par exemple).

Peu importe. Je n'arrive pas encore à revenir parmi vous. Mais je pense à vous. Je pense à vous d'autant plus fort que je ne parviens pas à revenir parmi vous. À ces mots que certains d'entre vous m'ont envoyés, auxquels je ne suis pas encore parvenu à répondre. Une rue, des poubelles, une photographie qui me fait rêver (très belle). La nuit est froide, sur Lausanne. Il pleut, la pluie fait fondre les derniers restes de neige et de glace (une pluie sale, idiote, sans vérité). Il y a du monde, dans vos mots. Lorsque j'étais adolescent, je songeais à devenir 'moine'. J'ai eu la chance, adolescent qui songeait à devenir 'moine', de passer plusieurs étés dans un monastère juste au-dessus du lac Léman, au Bouveret. Comme je songeais à devenir 'moine' (en réalité un frère qui n'eût jamais été plus occupé ou mieux possédé par ses frères, comme notre hôte nous le fait si bien et si drôlement sentir), les frères m'avaient prêté une cellule à côté d'une autre cellule dans laquelle vivait et se mourait un vieux frère. J'étais heureux, voilà.

(Une Angoisse perpétuelle, ploum ploum tralala.)

Jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, je passais tous mes week-ends chez mes grands-parents. Un petit appartement (la chambre de mes grands-parents, la salle à manger avec un coucou qui n'a jamais fonctionné, et le salon). Je dors dans le salon. Là, je suis seul. Je touche le fond de ce qui ne cesse de changer (ma vie). C'est la nuit, l'école est déjà une mascarade (parfois sanglante), je ne suis pas chez moi (je n'ai jamais été chez moi nulle part, il va de soi), et mes grands-parents vont mourir. Ils sont morts, d'ailleurs. Je suis dans cette chambre, sans dormir, et je regarde. Et voilà, je suis heureux, quoi qu'il en soit et plutôt sans la moindre raison (il va de soi), heureux et dans une Angoisse perpétuelle (ploum ploum tralala, déjà). Le reste n'est que littérature (consolation, joliesse, divertissement, excitation), ou tentative de se tenir, là. Et tenir là (où c'est intenable), c'est heureux. C'est douloureux, c'est heureux, une Angoisse perpétuelle, une tristesse (les mots n'ont pas l'importance que nous leur donnons), c'est à peu près égal (et l'extase à celui qui pressent la différence, le monde entier qui s'embrase, les constellations qui chavirent, etc.).

Ploum ploum tralala.


(Thierry.)

19 commentaires:

Anonyme a dit…

Te voici revenu, Thierry ! Comme nous attendions ! Dans notre hôtel monastère à flanc de rocher, tu restais en silence, et ce n'était pas la grippe, ni l'hiver. (Juste un coucou suisse qui a perdu son ressort ? Allons donc.)
Merci d'être là, avec ces mots difficiles tirés de l'angoisse, cette tension intérieure si haute. Message reçu : tu es vivant.
J'ignore tout à fait comment on peut serrer quelqu'un dans des bras virtuels, très fort et très chaud. Les amis du bogue forment une communauté soudée par la parole, entrecoupée de silence. Alors avec mes faibles mots j'essaie cette parole d'affection et de confiance. Et on peut aussi demeurer en silence, ça fonctionne tout pareil.
Reviens quand tu veux, Thierry.

Anonyme a dit…

Cher Thierry, tu es revenu tel que tu es, tel que tu étais toujours là pour nous qui te lisons et semblons te connaître un peu plus à chaque fois.
Personnellement, j’ai l’impression de t’avoir vu revenir deux fois. La première en lisant une version matinale (?) de ton message reçue entre deux cours. Il n’y avait ni image, ni « ploum ploum tralala », si bien que je me suis promis d’y répondre en rentrant ce soir… Et là, j’ai retrouvé une petite note d’humour ou de dérision, comme si tout allait mieux pour toi, comme si tu étais revenu corriger le trouble.
Je ne sais pas si j’ai mal lu, si j’ai rêvé tes deux retours. Quoi qu’il en soit, je comprends et partage ta difficulté à revenir même si j’en ignore la cause. Je retrouve aussi quelque chose de familier dans ton mélange subtil de bonheur et de douleur. Je traverse des moments semblables et, comme l’exprime très justement Anne-Marie, j’ai envie de te faire passer une parole d’affection.
(Christophe)

Anonyme a dit…

Ah non, non en effet pas Godard, pas Derrida ( mais Thierry, oui, et ses grands-parents aussi) pas Wittgenstein-etc, ni Platon, et pas Heidegger, (mais ce vieux moine survivant entre ses quatre murs, ah oui, et ce jeune ado à côté, aussi, qui a fait le libre choix d'une cellule) et non, non , pas Heidegger ( mais des restes de neige, et des constellations qui fondent sur la langue, et un coucou ensanglanté qui sonne en sanglotant l'heure de l'école, l'heure de ne pas y aller), ah non, pas la philosophie, ni la religion, ni la littérature - mais ce soir l'affection et le silence, et les mots qui n'ont pas d'importance, et les lieux qui n’en sont pas, les horloges qui ne donnent pas l’heure, les pluies qui salissent, et oui, aussi , l’angoisse qui rend heureux, qui tient le bonheur en éveil, qui maintient les yeux grand ouverts, écarquillés, sur ce qu’un tel bonheur a d’équilibre fragile et précieux, l’angoisse qui rend désirable tout ce qui n’est pas elle.
Ella

Jean-David a dit…

Cher Thierry, si ni religion, ni littérature, ni raison, ni philosophie, alors, il faut essayer la musique... S'agissant de Wittgenstein, le seul qui m'intéresse ..est le frère, celui qui n'avait qu'une main, la gauche bien sur... Ecoute le concerto pour cette main là, mais aussi Ma Mère l'Oye et Daphnis et le Quatuor à cordes : avec Ravel,tout est sauvé !

Thierry Laus a dit…

Je peux dire seulement merci, peut-être.
Kertész, avec qui je discute en ce moment, dit qu'il n'y a pas à être fier d'être vivant (ou survivant). Ni honteux (quoique, dans certains cas d'une nature tout à fait particulière, ça devient délicat).

Je suis vivant, voilà.

J'ai de la peine à accepter l'affection. Peut-être si j'en donne, oui. Vous en donner beaucoup, à l'instant, pour parvenir à recevoir vos mots si amicaux, peut-être.

Oui, ploum ploum tralala est donc ce que dit Pierrot quand il subit la torture de la baignoire (linge d'un rouge éclatant), chaque fois qu'il peut respirer!
(Un peu mon cas, ploum ploum tralala!)

Nous aurons un jour une belle discussion, Ella (toujours peut-être). Quand l'Angoisse devient tout, comment la vie s'y prend-elle? Elle embrasse l'Angoisse (dire Oui à tout, même à l'Angoisse)? Comme il faut embrasser les poubelles de Noël, sous le regard doux et ironique de l'Irlandais sans drapeau?

Peut-être!

La musique, cher Jean-David, la musique! Un mot encore plus sérieux que le reste? La musique, le paradis! Encore ma nuque raide, je ne suis pas pressé (mais je sais déjà)!

Ou bien elle ment (la musique), je pourrais développer (et là je la hais plus que tout), ou bien elle, elle est Musique. Là!

(Je dois affectionner le Purgatoire, en résumé!)

Je vous embrasse, bien fort.

Thierry Laus a dit…

Ah oui, au fait!

Je reviens toujours deux fois, au moins deux fois!

Anonyme a dit…

Et la deuxième fois adoucit le propos, non ?!
(Christophe)

Thierry Laus a dit…

(C'est toujours mieux la deuxième fois, que oui!)

Anonyme a dit…

« Quand l'Angoisse devient tout, comment la vie s'y prend-elle? Elle embrasse l'Angoisse (dire Oui à tout, même à l'Angoisse)? Comme il faut embrasser les poubelles de Noël »

Oui c’est exactement cela que je veux croire (ici, aujourd’hui), quand l’angoisse met tout en berne, alors tout voir par ses yeux (ses orbites creuses de crâne vide, de crâne plein de vanité vide) et tout reprendre à zéro, redéfinir, redécouvrir (les choses, les amis, les nouveaux, les anciens, tout), le monde à renommer, le verbe à inventer, autrement, d’autre part, d’ailleurs, d’un non-lieu, d’un hors jeu, mais c’est difficile. Je n’y arrive pas (non plus?). C’est la tâche que je voudrais assigner à l’écriture mais elle s’y refuse.
PS. les poubelles de Noêl, est-ce l'envers ou l'endroit du décor?

Anonyme a dit…

Et puis Jean-David a raison, il reste la musique, traîtreusement, infiniment fidèle

http://www.deezer.com/fr#music/result/all/kindertotenlieder%20III%20Waltraud%20Meier

(les Kindertotenlieder de Mahler)

Par exemple, poignant.
(Il y en a bien d'autres)

Thierry Laus a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Thierry Laus a dit…

Coucou!
(J'ai un peu trop bu, je vous promets que ça m'arrive très rarement, hélas. Il faut dire que je sors d'une soirée magnifique, un ami qui écrit et qui a fait une magnifique lecture avec deux autres écrivains et deux musiciens, un type aux percussions franchement fou et un autre type à la contrebasse, à moitié. Bref!)

Comme d'habitude (un principe de survie plutôt qu'une morale ou je ne sais quoi), je vais au littéral (au littoral, disais-je quand j'aimais raconter n'importe quoi), honni soit qui symboles y voit (disait Beckett à la fin de Watt, addenda), bref.

Oui, Ella. J'ai lu tes mots avant de m'en aller et j'y ai pensé et je me suis dit ce que je me suis dit tout de suite: Oui. Et ensuite: le Non qui vient couvrir (un ciel couvert, je traverse et je m'en moque, de ce ciel couvert). Le Non ressemble à ce ciel (traversé), et nous voici au point de départ (que tu dis). Alors?

Oh (je vais être long). Renommer, verbe à inventer. Je suis par-dessus ma voix, mon crâne, ma tête, croyant que le mieux, c'est que j'aille vers mon erreur, laquelle aidera ta vérité. Alors?

Je songeais au Stalker de Tarkovski, la chambre des désirs où se réalise, devient réel, le désir (le singulier ou le pluriel est intéressant, passons). Voilà, je suis ton conseil (judicieux) et je laisse tout tomber.

Si je renomme, invente, mon erreur (ou ma vérité) consisterait à dire que je prévois la Catastrophe! pire!

Alors quoi?
(Inutile de dire à ce stade, j'espère, que je ne suis pas du genre à désespérer!)

Voilà, tu le dis merveilleusement bien: L'écriture se refuse à cette tâche!

(Comme je suis heureux.)

Elle va faire autre chose. Elle ne va pas recommencer (la Catastrophe). Elle ne va pas faire comme, faire comme l'inaugural, l'instauration des langues, des pouvoirs, des mirages.

Elle va être belle comme,... Elle va être comme elle est, belle comme elle est nue, belle comme la vie.

L'écriture.

Peut-être sans nomination, si nommer veut dire imposer au silence un langage (nouveau ou ancien)?

Mais alors, silence, pas de parole?

Ah non.
Les mots, les tiens, les nôtres, exactement comme cette photographie rêvée, cela parle, tout parle (tout bas), cela ne s'élève plus, mais plutôt se montre, à sa juste hauteur, comme une splendeur (oh je sais bien, triste, le plus souvent, presque toujours, ça dépend pour qui!).

Et donc (pardon je suis bavard):

Les poubelles de Noël, l'endroit ou l'envers? J'imagine que tu imagines très bien pourquoi j'adore cette question, et j'imagine que tu connais déjà ma réponse:

Cette photographie rêvée n'existe pas sans ces poubelles. C'est donc l'endroit, une vraie photographie, la vraie réalité à aimer (ou à détester, peu importe),

(Pfff. Je me fatigue. Je voulais juste dire que cette photographie est forcément très belle.)

Je n'ose pas écouter Mahler maintenant, mais quel choc! Pas superstitieux, Kertész vient lui aussi de me conseiller Mahler.

Attention, je vais finir par croire que vous voulez mon bien, vous êtes dangereux!

Mon affection.

Thierry Laus a dit…

En version courte:

Une photographie, sans poubelles, me paraîtrait fort suspecte.

(Cela dit j'affectionne aussi les fleurs, etc.)

Ouf.

Anonyme a dit…

Lu très vite, ce matin, mais merci! cela me rend une espèce de légèreté. Ne pas recommencer l'erreur, tout est là. et se dire que ce n'est pas trop grave si.et s'installer dans cette ivresse (ou une autre)
Pas le temps de plus. conduire le plus jeune enfant à l'école, retrouver une copine dans un café, aller marcher avec elle en forêt. la pluie dans le cou. les poubelles en ville. la boue sous nos pas. se vautrer délicieusement, niaisement, dans ces bonheurs de petits vendredis matins gris, pluvieux, dégoulinants . Bonne journée à tous!

Jean-David a dit…

Etant donnée l'heure à laquelle Thierry nous écrit, plutôt que les Kindertotenlieder, je suggèrerais les Rückert Lieder et en particulier "Um mitternacht".

Jean-David a dit…

Mais peut-être faudrait-il en revenir à l'expérience sensible sans en proposer la lecture à travers Witt, Heid, Derr, Plat... parce que, finalement, cher Thierry, bien que tu les qualifies "d'aucun secours", tu y as recours en permanence. Est ce que ces fichus théoriciens ne t'empoisonnent pas la vie plus qu'autre chose ? Ne sont-ce pas eux, à travers leur pesanteur, qui te convainquent que tu n'es pas revenu, alors même que , pour nous en convaincre, tu nous écrit 50 lignes...? Je ne suis pas là mais je vous explique tellement bien pourquoi que je suis là quand même (et tant mieux!).
Dans mon" métier", l'histoire de l'art, il y a beaucoup de théoriciens ; la théorie est noble et essentielle.. Mais lorsqu'on prétend étudier un tableau, un artiste, une époque, un style, en délaissant les oeuvres au profit de la "théorie", c'est évidemment un désastre (assez courant..). Je pense qu'il en est de même pour la vie, qui quand même, comme disait Wilde, est notre oeuvre la meilleure...
Bien sincèrement.

Thierry Laus a dit…

Vous allez rire! J'ai la grippe.
Voilà.
Non, sinon.
Je n'arrive pas trop à faire la distinction "théoriciens" et pas. En histoire de l'art justement oui! (vous avez de la chance), ailleurs sûrement, mais là, je vois plutôt la scène comme un petit asile de province, quelques vieux, de temps à autre il y en a encore un qui grogne plus fort que les autres, et un autre qui soupire encore plus fort que celui qui grogne.

Un endroit sympathique, en somme.

J'essaie de me soigner!
(de la grippe)

Bisous (je ne suis pas contagieux, promis).

Anonyme a dit…

Si, ça s'attrape : la preuve, j'ai la grippe. Exactement depuis le 20 janvier, date de mon premier message. Nous avons battu tous les records d'affluence autour d'un courrier, 18 commentaires. Tout ça pour se refiler une grippe... A force de consolations (inefficaces) et de déclarations (intempestives) ma propre angoisse commençait à monter, surtout vers 4 heures du mat. Et en prime Françoise qui nous expose aujourd'hui une femme nue (elle va prendre froid) qui serait de Renoir et qui tombe dans les pommes, sur un marché de plein vent. Nous attendons les avis du spécialiste de l'Histoire des Arts. Est-il pensable que sous le Renoir soit peint un paysage suisse avec poubelles ? Le mot du jour est "sticking", pour coller, ça colle. Je déclare clos ce chapitre de blog, le dernier qui s'en va éteint les lumières; Voilà, c'est fait. Alors, Thierry, antibiotiques ou pas antibiotiques ?

Jean-David a dit…

Les antibiotiques, c'est pas automatique, dit-on, mais, eu égard à la manière dont les suisses, en ce moment, à Genève, s'occupent de l'art, il est certain que les poubelles peuvent être exposées sans problème... ce sera une installation on ne peut plus "in"... (mais chut, laissons ces débats au lieu qui leur convient et comprennent ceux qui sont au courant). Pour le reste, comme dans le Balzac du Chef d'oeuvre inconnu, où l'on dit que "il y a une femme là-dessous" en désignant une peinture abstraite et incohérente, dans le Renoir, on pourrait dire qu'il y a une femme là-dessus... et dont le poids et l'absence de "régime" écrasent la peinture. N'ayant pas, comme Monet, l'excuse d'être aveugle... Renoir ne sera pas absout d'avoir mis au jour, si l'on peut dire, de tels.. spectacles. Oui, il nous prend pour des pommes, sinon pour des poires mais ses femmes, là, sont des fruits plutôt gâtés. De là à ce qu'elles nous refilent la grippe, ce n'est pas impossible. Moi, les mauvais peintres, je les ai en grippe ! Mais, est-ce contagieux.... Après tout, les peintres, eux aussi, devraient prendre des antibiotiques !