Les catastrophes, grandes et aussi parfois petites, ont toujours marqué les esprits, quand bien même elles n’ont pas influé directement sur l’Histoire avec un grand « H ». Si l’incendie du Bazar de la Charité et le naufrage du Titanic sont restés si présents dans la mémoire collective, ce n’est sans doute pas seulement pour l’horreur des circonstances, la mort innocente (est-on jamais innocent ?) de victimes sans défense, voire la théâtralité fabuleuse des circonstances (un mauvais esprit n’a-t-il pas écrit que les catastrophes étaient les galas du pauvre..), mais c’est aussi parce qu’au hasard de ces drames, des êtres disparates, cosmopolites, issus d’horizons parfois improbables, se sont retrouvés unis dans un même destin, contraints de partager une vie, ou une mort, qu’ils n’avaient ni choisie, ni même pu imaginer. Certes, Fabula n’est pas le Titanic, on ne décompte pas de victime (quoique..) et nul océan n’a emporté en son sein les bagages dérisoires, fanfreluches et autres lingots d’or qui garnissaient les entrailles d’un navire mythique que « Dieu lui-même » était censé ne pas pouvoir couler. Mais, en y regardant de plus près, ne pourrait-on pas relever ça et là quelques similitudes dans ces situations où le désordre prend le pas sur la logique, l’instinct sur la raison, l’imprévu sur le sage ordonnancement des vies ? Vaisseau tranquille et imperturbable du savoir universitaire, Fabula a bien tangué entre le soir du 25 octobre dernier et le pâle petit matin du lundi suivant, prenant eau de toutes parts, tandis qu’à la faveur du désastre, véritable révélateur comportemental (et il y a des sociologues parmi nous !), le petit peuple des herbes intellectuelles réagissait à sa façon : hommes sautant d’emblée à la mer, négligeant, voire piétinant, femmes et enfants, savants émérites se disputant pour un gilet de sauvetage, doctes barbus insultant (en corps 28) leurs compagnons de cabine et plongeant dans le maelström en oubliant leur Gaffiot sur le rafiot. On vit même des abonnés de l’Opera renoncer à leur baignoire et demander un remboursement immédiat pour gagner des eaux plus tranquilles et moins savonneuses. Bon vent !
Restait l’élite des survivants, bien moins nombreux que ceux du Titanic, seulement une vingtaine, mais finalement beaucoup plus courageux puisque notre combat ne faisait que commencer. Assistant impuissants à la débandade générale, nous n’avons certes pas chanté « Plus près de toi mon Dieu », comme en 1912 les héros résignés du pont supérieur, mais « plus près les uns des autres », dans une sorte de communion d’autant plus remarquable qu’elle n’était pas mue par le souci de survivre mais seulement due au désir soudain d’exister ensemble. Que le désir puisse naître du désastre (ou l’inverse), n’est pas une chose totalement nouvelle et étrangère à nos savoirs d’historiens, de philosophes, d’artistes, de littérateurs, d’humains. Mais que le désir sache sourdre d’un chaos virtuel, car in fine, il ne s’agissait que de cela (Misérable miracle dirait Henri Michaux !), voilà qui nous surprend et nous charme pourtant d’autant plus. Point de site de rencontres, ici, ni de fantasmatique internet rose, mais bien une séduction intellectuelle et ces affinités, électives bien entendu, qui s’imposèrent à nous, surgissant de nulle part, ou à peu près, c’est à dire d’un écran, d’une accumulation de circuits, de fils, de micro-soudures, de relais invisibles, wi-fi et autres blizzards. Sans bouée, nous marchâmes sur les eaux, comme le merveilleux Peter Sellers à la fin de Goodbye Mister Chance, sauvés toutefois non par notre candeur mais par notre malice. Rescapés d’un naufrage qui n’a finalement pas eu complètement lieu (heureusement ou hélas) nous en gardons l’expérience émue et fraternelle qui scelle les esprits à défaut des corps, avec ce sentiment un peu contestable mais si agréable d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire et d’en demeurer les dépositaires. « Communauté » dans la communauté, membres qui s’en sont exclus par leur insistance même à y demeurer, nous poursuivons, dans un canot qui n’est plus de sauvetage mais d’abordage, l’aventure parallèle parce qu’elle nous a réunis dans sa mutinerie contemplative, sa délectation intellectuelle, son humanité affectueuse.
(Jean-David Jumeau-Lafond, Paris)
lundi 3 novembre 2008
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1 commentaire:
Cher vaisseau,
Le naufrage précipite toujours l'épave vers ce que l'on appelle le Monde du silence. Après les fracas enjoués de la débandade originelle et la satisfaction des survivants, il semble bien que deux ou trois mois de mer sur le canot aient suffi à, imperceptiblement, réunir les victimes et les héros... sur le chemin d'un silence certain et imminent. Dommage, ou dommages, qui sait. Ne cherchons pas les causes. Constatons et feignons de l'avoir voulu..
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