intriguait, et constamment, je n'ai jamais pu savoir à quel sujet, ni me
rendre compte d'un avantage que quelqu'un en aurait retiré.
Pourtant, si. Un jour, quelqu'un arriva au palais avec des bottes.
Je ne le remarquai pas tout d'abord, car quantité d'hommes venaient avec des
bottes. Moi-même. Mais ses bottes étaient lacées depuis le bas, alors que
les nôtres étaient cousues.
Comment avait-il obtenu ce privilège? Je me le suis souvent demandé.
Je m'informai, comme on pense bien, de tous côtés, mais je n'ai jamais fort
bien saisi. Il s'y était pris il y a longtemps (on situe le début de
l'action au bas mot il y a seize ans), avait intrigué sans cesse, sans
jamais prendre de vacances, suivant le prince partout, ou, en cas
d'impossibilité, « le chef de listes ». Et la question de chance mise à
part, l'affaire fut conduite de main de maître, car, quoiqu'on le tînt à
l'œil depuis longtemps, quand on se trouva devant le fait, toute la Cour en
fut dans l'étonnement.
Ils avaient tous du mal à le regarder au visage, tant leur idée
allait aux bottes.
Henri Michaux, Voyage en Grande Garabagne (en Langedine)
Sondage d'opinion :
Votre sympathie va-t-elle au narrateur ? au "chef des listes" ? au prince ?
au porteur de bottes ?
Vous êtes cordonnier à Kivni, qu'auriez-vous à raconter : beaucoup, tout,
des broutilles, rien du tout.
A quoi vous font penser les bottes ? Au chat, à l'ogre, au bruit de -,
autres.
(De la part d'Anne-Marie Riss)
3 commentaires:
Eloge de la singularité sans doute, plus qu'intrigue au sens propre... Certes, on pourrait qualifier l'individu d'arriviste ou plus banalement de "prescripteur", au sens de la communication contemporaine, car il ne fait nul doute que trois mois plus tard toute la Cour adopta la même "mode".. ? Mais les bottes lacées sont sans doute plus aisées à retirer que celles cousues. Que les bottes lacées soient, pour certains, cousues de fil blanc, n'ôte rien à l'affaire. Car quel est le but poursuivi par celui qui "intrigue" ? Être différent (un "dandy" donc ?)ou bien s'attirer les bonnes grâces du prince, ou les deux ?
On doit surtout déduire du fait, perçu comme extraordinaire, l'interdiction probable qui régnait à la cour puisqu'il fallut seize ans pour parvenir à exhiber ces bottes sans provoquer de sanction. Les bottes lacées étaient donc considérées comme un privilège, à l'instar du tabouret des duchesses.
On ne peut que ressentir de la sympathie pour l'heureux porteur des bottes lacées, dont l'Oeuvre fut accomplie, de la commisération pour le bottier sans doute bientôt privé de "couture" par toute la Cour (un privilège s'étend si vite qu'il devient une banalité), pour le prince, bien entendu, puisque le règne du prince ne saurait, jamais, être remis en question (sauf si le port de bottes lacées est son privilège à Lui et alors, l'histoire est une histoire d'usurpation et qui sait, de Révolution, chose regrettable s'il en fut), de compassion enfin pour "le chef de listes" : les ordonnateurs (de pompes ou pas), chefs du protocole et chambellans souffrent toute leur vie durant de devoir gérer de semblables affaires.
Pour ma part, lorsque je pense à une botte, il s'agirait plutôt (prenons de l'altitude et passons de la garde-robe à la cuisine et à l'atelier..) d'asperges peintes par Manet. Mais celles-ci, il est vrai, sont aussi retenues par un lien, et donc "lacées", et non cousues...
Alors!
J'aime beaucoup "Michaux", mais il lui arrive de s'égarer dans des mondes qui me paraissent tout simplement effrayants!
Je commence par la fin (le début suivra comme le reste d'un corps naissant, d'un bloc).
Les bottes m'effraient (mon petit côté Bruno Schulz, peut-être). J'entends le bruit qui claque sur le marbre, ou l'asphalte. Sans aller jusqu'à l'abominable, ces talons sont inquiétants. Mais pourquoi ces talons, pourquoi spécialement ici, avec des bottes? Je ne sais pas.
Que je sache, les femmes ne me font pas spécialement peur, mais quand elles portent des bottes, un peu.
Alors des hommes!
Ils sont tous effrayants (en général), mais avec des bottes!
Je quitte le pays (et d'ailleurs je n'y suis jamais rentré).
Ma sympathie est donc nulle, hélas. À moins de considérer, derrière le narrateur, "Michaux" (quelque chose comme), qui n'écrit ni avec des bottes, ni avec les pieds.
Ah! un joli pied, nu sur le sable!
Ma sympathie va aux bottes. Tout le monde leur marche dessus, sans égard pour leur repos dominical. Ces malappris doivent les crotter plus souvent qu'à leur tour et ricaner bêtement au lieu de les cirer au bout des trente cinq heures de travail hebdomadaires. Peuvent elles attendre leur libération de cette nouvelle paire un peu frimeuse avec ses lacets prétentieux? j'en doute fort. Méfiez vous des imitations et des nouveaux maitres: la libération des bottes sera l'oeuvre des bottes elles-mêmes! sachez et faites savoir le nouveau cri des bottes libres: Nous ne marchons plus.
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